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"Je n'ai pas toujours pratiqué la censure, cette merde"


Les plus lettrés d'entre vous, c'est à dire la quasi-totalité j'imagine, auront reconnu dans le titre de ce message la reprise de la fameuse phrase de Céline, Louis-Ferdinand pour les intimes, qui débute le troisième paragraphe de la première page de son autre chef d'oeuvre, "Mort à Crédit" : "Je n'ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde."

Il se trouve, en effet que, parmi les nombreuses tares qui me caractérisent, celle de mon tropisme pour l'œuvre littéraire de Céline n'est pas la moindre. Le flash eut lieu avec la lecture du "Voyage au bout de la nuit" il y a quelques années, après qu'un médecin et néanmoins confrère m'eut dit que m'ont état de révolte permanente lui faisait penser à Céline. Céline ? Késako ? Encore un pédé, pensé-je in petto, un mec qui a un nom de gonzesse.

Mais un jour profitant d'une des nombreuses plages de vacuité que me laissait une activité médicale réduite par une sélection drastique des patients fondée sur des critères stricts de maladie, ce qui, chacun le reconnaîtra permettrait de régler de façon définitive la question de la pénurie médicale, car si on ne soignait que ceux qui ont besoin de l'être, des vrais malades, cela fait longtemps que toutes les considérations sur la raréfaction des médecins ou le déficit de la sécu seraient derrière nous - mais je me suis déjà exprimé sur ce point - , je me plongeai dans la lecture du "Voyage" et, je peux vous le dire à vous que, pour moi aussi, ça a débuté comme ça.

Le "Voyage" est le seul livre que j'ai relu pour le plaisir de la délectation du style. Et même après être allé écouter Fabrice Luchini en déclamer des extraits, j'avais encore envie de le relire. C'est pour dire. Je relisais des phrases juste pour en siroter la musique.

Si j'avais été écrivain j'aurais voulu être Céline.

Et en tant que médecin qui a exercé, comme Bardamu, dans des zones banlieusardes dont personne ne veut, plus longtemps que le maintien d'une intégrité physique et psychique le recommande, je n'ai jamais lu une définition aussi nette de ce que j'avais ressenti au bout de 15 années d'exercice libéral de la médecine générale :
"Larbin pour les riches, voleur pour les pauvres."
Oui. C'était exactement à ça que me condamnait la médecine à l'acte.

Alors je me suis intéressé à l'homme. Oh, petitement, je n'en ai pas fait ma thèse. Couvert d'éloges ou couvert d'opprobre, il a exercé la médecine générale jusqu'à sa mort, en 1961. "J'avais du goût pour ça", dit il.

J'ai lu sa thèse de médecine. Vous l'avez lue sa thèse de médecine à Céline ? L'histoire d'un mec qui est mort d'avoir eu raison avant les autres. Ignace-Philippe Semmelweis, le premier médecin qui s'est lavé les mains. "Mon modèle" écrivait-il dans une lettre vers la fin de sa vie. Je n'ai pas le temps de vous en causer d'Ignace-Philippe, mais Ignace-Philippe raconté par Louis-Ferdinand ça vaut le détour. Faites vous plaisir pour Noël, car vous le valez bien comme dit Liliane Bettencourt à son petit photographiste, offrez vous la thèse du Docteur Louis-Ferdinand Destouches : "Semmelweis".

Quand on lit "Semmelweis" on sait que le Docteur Destouches au départ n'était pas mauvais. Ca rend sa déchéance humaine d'autant plus mystérieuse, étonnante, attirante presque. Comment en est-il arrivé là ? On a envie de comprendre.

J'ai en effet entendu et lu ce qu'on a dit de lui : son antisémitisme, son racisme, sa chute, sa dérive. Déjà dans le "Voyage" il y a quelques passages nauséabonds. On se sent un peu honteux à les excuser presque devant le chef d'œuvre que constitue le reste du livre. "Ce n'est pas pécher Seigneur, ce ne sont que quelques immondices", s'étonne-t-on à penser façon Don Camillo accent du Midi.

Mais vous me connaissez. Rien de tel que se faire une idée par soi-même.
Etait-ce immonde à ce point là ? Impossible de trouver et de lire "Bagatelles pour un massacre", ni même des extraits. Ce bouquin est interdit. Si ce type a été l'ordure qu'on décrit, alors il est absolument nécessaire que je le constate moi-même. Toute pensée établie, toute faite, injonction prédigérée, unique, totalisante et totalitaire, empêche la pensée autonome, la musèle, la censure. Elle m'est odieuse.

Suis je à ce point considéré irresponsable et incompétent qu'il faille encore me dire ce qui est et ce qu'il faut penser, sans me permettre de le vérifier par moi même ? L'attitude nauséabonde du directeur général de la santé vis-à-vis des médecins s'infiltre alors dans mon esprit.

Voltaire a raison. Orwell a raison. Chomski a raison. Toute pensée, même la plus immonde doit être connue, pour permettre à son rejet de s'enraciner au plus profond de notre être. Sinon, c'est de l'apparence, du vent. On changera d'avis au fil de l'autorité suivante qui nous dira qu'il faut maintenant penser autrement. Eichmann n'est plus loin. Il frappe à la porte de la DGS et on est en train de lui ouvrir. Hannah Arendt reviens !

Censurer, c'est comme raser Auschwitz.

C'est alors que je découvre l'article du Monde des Livres du 18 décembre qui annonce la publication dans la Pléiade de la correspondance de Céline. Présentation chronologique, et lettres de sa période "noire" permettent de commencer à comprendre comment Céline est devenu Céline. C'est le choix assumé de l'éditeur.

Voilà enfin l'occasion de m'offrir pour Noël mon premier livre de la Pléiade.
Quand le premier livre de la Pléiade est arrivé chez mes parents, ils devaient avoir 50 ans, les Essais de Montaigne je crois. Séguela et sa Rolex d'un côté, Céline et la Pléiade de l'autre, tant qu'à montrer qu'on a réussi sa vie, autant exhiber la Pléiade. J'aurais fait mieux que mes parents : je n'ai pas encore 50 ans. Je peux garder ma Kelton.

Je pars donc gaiement cliquer sur Amazon.fr . Dans ma campagne, le premier marchand de journaux est à 10 km, le premier libraire digne de ce nom à 75. Le temps de commander... Pff...

Et là, surprise, le livre est introuvable. Je rentre dans tous les ordres possible les occurrences "lettre" avec ou sans s, "céline" avec ou sans accent et majuscule, "pléiade" avec ou sans accent et majuscule. Absent. Zéro. Rien. Nib. Que dalle.

On découvre certes un autre recueil de lettres, intitulé "Devenir Céline", mais de 1912 à 1919, donc avant qu'il soit Céline, d'ailleurs édité aussi par Gallimard. Tiens, tiens... La version soft ?
Amazon se vante d'avoir une Boutique la Pléiade. A la rubrique Céline de la Boutique Pléiade d'Amazon pas plus de Lettres de Céline que de neurone actif chez un téléspectateur de TF1.

Mais que se passe-t-il ?

Je tape sur Google pour trouver ailleurs où acheter ce livre. Une page, deux pages défilent. Des commentaires et des présentations du livre, mais pas de librairie où l'acheter. Sur Fnac.com, je finis par le découvrir. Au jour où je tape la recherche, il n'est pas disponible, 4 à 8 jours pour le recevoir. Aujourd'hui 20 décembre il est en rayon. Bon.

Alors, ruse de sioux, je tape sur Amazon le numéro ISBN du livre : 2070116042 . Et là, miracle il apparaît ! Mais c'est sous le faux titre de "Correspondance" sans mention de l'auteur, et uniquement vendu par des vendeurs extérieurs...

Je n'ai pas suivi ces affaires de près, mais il me semble bien que ce n'est pas la première fois qu'Amazon est suspecté d'être un vendeur sélectif. Voir et . Evidemment on ne pourra parler de censure, puisque le livre est présent, caché dans un placard, sous une pile de couverture, fermé à clé. Mais le fait d'y rajouter l'hypocrisie est-il une excuse ?

J'ai fini par me les commander, les Lettres de Céline, à la Pléiade. Je vous dirai pas où. Et comptez pas sur moi pour vous dire non plus si Céline est vraiment Céline. Rien de tel que de se faire une idée par soi-même.

Je pense donc je suis. Non mais.

Commentaires

  1. Bonjour,
    il y a quelques années (5 ou 6 ?), sur le marché aux livres d'occasion du parc G. Brassens dans le 15ème arrondissement de Paris, on pouvait voir bien en évidence les fameux livres "interdits" de Céline (c'est lui qui en a interdit la réédition et ses ayant-droits ont respecté sa volonté) : bagatelles pour un massacre, les beaux draps et l'église.Il y avait ce jour là un seul ouvrage original de Robert Desnos, mort en déportation...
    Dés la parution du premier de ces pamphlets antisémites, Hans Erich Kaminski dénonçait "céline en chemise brune" (ouvrage toujours disponible). Quelque soit le talent de l'auteur du "voyage" et de "mort à credit", sa haine pathologique le marque pour toujours.

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  2. Le volume de la Pléiade sera probablement sur Amazon très bientôt... Tous les autres volumes Céline y sont, ce serait curieux qu'il n'y soit pas.
    Quant aux pamphlets, on les trouvent sur le net (au format pdf ou chez les libraires de livres anciens) et pour les Parisiens, sur les quais...

    Et pour vos lecteurs intéressés par Céline :

    http://lepetitcelinien.blogspot.com

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  3. "bagatelles pour un massacre" à acheter là:
    www.editionsdelareconquete.com/bagatelles-pour-un-massacre.php
    ou à télécharger ici:
    www.quellehistoire.com/docu/bagatelles.pdf
    merci pour vote blog

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  4. A lire : Kaminski : Céline en chemise brune,
    Paris, Mille et une nuits, 1997, 96 pages

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