Accéder au contenu principal

La pifométrie médicale ou l'art de faire de la science sans le savoir



Dernier avatar repéré de l'éternel mythe de l'intuition médicale, l'article écrit par le "Docteur COQ" sur son blog plaide pour la "pifométrie médicale".

Cet art inné ?, acquis ? qui ferait que le médecin, généraliste de préférence, soignerait ses patients, non pas de façon froide, rigide, désincarnée, scientiste comme ses pathétiques con-frères hospitalo-universitaires, mais de façon fine, humaine, compatissante, adaptée à la situation de ses patients. Bref, respectueux de la pratique de l'art médical de toujours, Hippocrate, Gallien, Laënnec, Schweitzer et toute la bande, la vraie médecine quoi. Hors de la médecine générale, point de salut.

Pour commencer à démonter ce fantasme, qui ferait que la médecine générale serait l'affaire de géniaux bricoleurs, style Géo Trouvetout, tandis que la médecine spécialisée hospitalière serait celle des Einstein de la médecine, observons les circonstances d'apparition de ce symptôme.

Ce n'est qu'au bout d'un certain nombre d'années de pratique que le généraliste français, généralement esseulé dans son cabinet, n'ayant des relations avec ses pairs que par le truchement biaisé des réunions de laboratoires, s'aperçoit que :
1 - malgré tout ce qu'on lui a raconté pendant ses études, il est capable de faire des diagnostics corrects, de soigner des maladies, que même les hospitalo-spé ils y arrivent pas ou il passent à coté;
2 - que malgré la prise de conscience de sa capacité à bien soigner, le mépris persiste, du coté de ces mêmes hospitalo-spé, comme aux plus belles années de ses études, et que les patients, ces ingrats, ne se rendent même pas compte de tout le bien qu'il leur fait, du haut de sa petitesse dans la hiérarchie médicale.

Cette prise de conscience de la fierté d'être généraliste, de la beauté de faire ce métier, est aggravée si le pauvre généraliste a fait la bêtise, à la fin de ses études, de choisir la médecine générale, au lieu, comme la majorité de ses confrères, d'être obligé de faire médecine générale, par incapacité à devenir spécialiste (c'est à dire généralement à faire de la lèche à un quelconque hospitalier qui lui-même lèche le cul d'un agrégé qui lui même lèche un chef de service, qui lèche à son tour un politicien, bref : à s'intégrer dans la grande "famille" du "milieu" médical).

En résumé, le généraliste qui a conservé un minimum de dignité se découvre, au bout de quelques années de pratique, capable, compétent de quelque chose, utile aux autres. Le cancer de Mme Michu, c'est moi qui l'ai trouvé, tout seul. Les malaises de M. Michalon c'est moi qui les ai compris en arrêtant le dernier médicament à la mode promu à grand coup de congrès de labo par le spé du coin, etc.

Formidable ! Je ne suis pas une merde. Je le savais, mais maintenant j'en ai la preuve.

Une fois ce sauvetage existentiel effectué, reste à en trouver l'explication, à nommer cette compétence spécifique au généraliste, qui fait qu'avec sa bite et son couteau, il sauve des vies à lui tout seul. Si, si.

Par indulgence, nous ferons l'impasse sur l'évidence statistique qui fait qu'au bout d'un certain nombre d'années de pratique, la probabilité que le généraliste finisse par faire un certain nombre de diagnostics de maladies rares devienne importante. Comme devient importante la probabilité que le généraliste passe à coté d'un certain nombre de diagnostics évidents, sans que celui-ci s'en rende compte (car les patients ne sont pas rancuniers surtout les morts, les hospitalo-spé sont indulgents, et ses confrères généralistes complices).

N'étant pas formé à la lecture statistique des événements et ne pouvant décemment laisser au seul hasard la raison de son excellence médicale, notre malheureux généraliste a alors une intuition géniale. Celle que son génie serait dû... à son génie !

Cette intuition que tout repose sur l'intuition médicale est, pour les raisons épidémiologiques et constitutionnelles rappelées plus haut, largement partagée par nombre de membres de la gens generalistica, persuadés de la réalité de leur génie naturel, ou de la grâce sanctifiante reçue lors de la prestation du serment d'Hippocrate, à moins que ce ne soit dans les gènes, et qui finit enfin par s'exprimer après tant d'années de souffrances et d'humiliations.

L'intuition médicale est donc l'exception professionnelle la plus largement partagée, si bien que souvent cette notion de l'existence de l'intuition médicale lui aura été régulièrement assénée au cours de quelques repas de labos dans les gargottes locales, où il se plaît à échanger le soir après une journée de travail harassante, quand il n'a pas envie de voir la gueule de son conjoint et de ses chiards.

Donc le spécialiste hospitalier pratique la science médicale, beeuurk!, et le généraliste français pratique l'art médical, aaaah ! Tout est dit.

Mais on peut peut-être tenter d'aller plus loin. A condition de sortir, bien entendu. Et d'ouvrir les yeux sur les avancées et les connaissances de la médecine, de sa pratique, de la médecine générale en particulier.

Ces connaissances, ça s'appelle en anglais "evidence based medicine" (EBM), mal traduit en français par la médecine fondée sur des preuves, ou des faits prouvés, etc.

Elle a commencé à être développée au début des années 80 au Canada, et un de ses "pères" s'appelle David Sackett, qui était enseignant à l'université McMaster. Comme toute connaissance s'appuyant sur les données scientifiques, elle évolue, s'adapte, se modifie en fonction des avancées, des études, des réflexions, etc. Ce qui n'est pas le cas des pseudo-sciences qui restent figées dans l'état où leur inventeur les a laissé (exemple qui fâche : l'homéopathie). Ainsi la définition actuelle de l'EBM diffère-t-elle quelque peu de celle de ses débuts, mais peu importe.

L'EBM c'est pratiquer la médecine en fondant ses décisions sur trois pieds, de même longueur et même importance, sinon c'est bancal et ça se casse la gueule : les données acquises de la science, les préférences du patient, et... tenez vous bien : l'expérience du professionnel.

Dites moi pas que c'est pas vrai !

Ainsi, depuis plus de 25 ans, des médecins sauraient que leur expérience du professionnelle est un élément déterminant de la qualité de la décision et du soin.

Mais je vois d'ici les remarques, petit canaillou, car celui qui est arrivé à lire jusque là est bien méritant, et est donc du genre à (se) poser des questions. En quoi l'expérience du professionnel est elle assimilable à l'intuition médicale ?

Mais parce que l'intuition n'existe pas plus que les ovnis, les miracles ou la colère de Jupiter dans les orages. Il s'agit là encore d'expliquer par une croyance, une réalité méconnue.

Ce que je vais écrire là a été développé et étudié par nombre de chercheurs dans moultes publications, dont je n'ai pas le temps ni le courage de rechercher les références dans ce post, mais qu'on sache simplement que je ne tire pas ça de mon petit cerveau.

Allons-y.


Au fur et à mesure de sa pratique, le généraliste développe en effet une expérience qui lui permet d'intégrer à sa décision de plus en plus de faits tirés de son observation médicale. Il intègre pour sa décision de plus en plus de paramètres cliniques. Avec l'expérience, certains de ces signes sont si "petits" que le médecin ne s'en rend même pas compte. Et il s'en rend compte d'autant moins qu'il s'agit de petits signes tirés d'une pratique ambulatoire, alors qu'il n'a appris que de "grands" signes tirés du "lit du malade" à l'hôpital.

A cette amélioration de la finesse de son observation, développée par l'expérience, s'ajoute, du moins pour ceux qui continuent à se former, une augmentation des connaissances médicales pures. En effet, pour être capable de diagnostiquer une maladie rare, il faut déjà connaître son existence et les signes qui s'y rapportent.

Le troisième élément majeur qui fait que l'on pense que l'on est atteint par la grâce intuitive, est la connaissance par le généraliste du patient lui-même, forgée dans la durée et la rencontre dans sa "vraie" vie. Le spécialiste hospitalier voit le malade dans un temps précis, quand il est malade, hors de son état habituel, dans un milieu artificiel qui est l'hôpital. Le généraliste lui, avec le temps, voit son patient, dans la vraie vie, dans la durée, dans son environnement. Ce qui le rend à même d'identifier, même inconsciemment et c'est là que tout repose, les moindres variations du patient et de les rapporter à des connaissances médicales.

C'est cette amélioration des capacités du médecin due à son expérience qui fait que, devant l'étudiant ébahi en stage dans son cabinet, le généraliste peut dire ce qu'a son patient au moment où il ouvre la porte de la salle d'attente et le découvre assis en train de lire le dernier numéro de Voici. Les études sur la pratique de médecine générale montrent que dans 90 % des cas l'hypothèse diagnostique est formulée par le généraliste dans sa tête dès la première minute de la consultation. Le reste de la consultation ne sert qu'à confirmer ou infirmer cette première hypothèse. C'est très différent de la démarche hospitalière qui cherche à faire un diagnostic, alors que la démarche généraliste cherche la plupart du temps à confirmer une hypothèse diagnostique.

Cette expérience du médecin généraliste qui lui permet une perception fine des signes des maladies, une meilleure connaissance médicale et une connaissance dans la durée et dans son milieu des patients, permet en effet, parfois, une précision diagnostique qui peut paraître étonnante, jusqu' à en étonner son auteur lui-même qui finit par la nommer, dans un consensus professionnel mou, intuition, pif, ou, dans le pire des cas, art médical.

Ainsi, une attitude différente du malade, un RV demandé alors que celui-ci consulte habituellement sans rendez-vous, un sourire légèrement grimaçant, une poignée de mains moins appuyée, une douleur insignifiante hors du contexte du malade, etc., prennent pour le généraliste expérimenté une signification particulière qu'il intégrera, avec les éléments médicaux plus "classiques", dans l'entonnoir de sa décision médicale et qui l'amènera à une précision diagnostique.

Ce qu'il fera qu'il l'appelle intuition ou pif, plutôt que compétence professionnelle, c'est sa capacité à analyser cette pratique spécifique, à identifier consciemment ces signes qui pour d'autres n'en sont pas, mais qui pour lui sont déterminants. Bref, à s'être approprié et formé à cet apprentissage professionnel. S'il se rend compte de ce qu'il fait, c'est de la compétence, s'il ne s'en rend pas compte, c'est de l'intuition.

En fait ce qu'on appelle intuition ou art médical, ou pifométrie, repose sur une pratique probabiliste de la médecine qui repose sur une méthode hypothético-déductive largement développée et explicitée dans la littérature médicale depuis des décennies. On l'appelle faussement intuition parce que cette pratique se développe naturellement par l'expérience de la médecine générale, et que les généralistes la pratiquent inconsciemment, sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, etc.

Car, pour la plupart, et encore maintenant, les généralistes pratiquent souvent bien un métier qu'ils n'ont pas appris à l'hôpital, et dont on ne leur a pas fourni les bases théoriques pour le comprendre, et donc l'améliorer.

Je n'expliquerai pas dans ce post pour quelles raisons, en France particulièrement, on continue délibérément à ne pas former les généralistes à leur métier pendant les études de médecine. Ca pourrait faire l'objet d'un livre. En tout cas l'ignorance dans laquelle ils sont maintenus des déterminants de leur propre exercice professionnel, contribue à maintenir leurs croyances dans leurs capacités artistiques d'intuitions ou autres, alors que ce métier repose sur des bases factuelles et décrites depuis de nombreuses années.

Généralistes, sortez de vos cabinets et boycottez ces réunions hospitalo-industrielles et commerciales qui ne servent qu'à vous soumettre. Ouvrez les yeux sur les pratiques et les connaissances scientifiques qui permettent d'appréhender et d'améliorer votre pratique de médecine générale. N'écoutez plus les conneries de vos maîtres qui vous amènent à en penser d'autres.

Vous découvrirez alors que vous êtes effectivement géniaux , mais en plus vous comprendrez pourquoi. Que l'intuition ou l'art n'ont rien à voir là-dedans, mais que c'est uniquement de la compétence professionnelle, identifiable, analysable, compréhensible, reproductible et transmissible.

C'est-y-pas-beau, ça Madame, et seulement pour 22 euros !

Commentaires

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

APHORISMES COVIDIENS

5 avril 1 "Les périodes de péril mettent les âmes à nu" (email d'Irène Frachon reçu le 13 mars 2020, alors que nous échangions sur l'arrivée de l'épidémie) 2 Quand on voit  le nombre de médecins qui révèlent sur les réseaux sociaux des compétences exceptionnelles pour analyser avec précision l'information scientifique, y compris pour des études pour lesquelles une seule lecture suffit à se rendre compte de la faiblesse, on ose espérer que, forts de cette expertise, ils n'ont jamais prescrit ou conseillé (liste non exhaustive) : - de mammographie pour le dépistage du cancer du sein, - de PSA pour le dépistage du cancer de la prostate, - de médicaments antialzheimers, - de vaccin antigrippal pour réduire la mortalité chez les vieux, - de statines en prévention primaire, - de glitazones et apparentés pour le diabète, - la plupart des antidépresseurs IRS, qui n'ont pas démontré d'efficacité supérieure au placebo, - plus de deux neuro

Arrêts de travail et Novlangue de la Sécu - La honte !

Je vous l'avais bien dit que l'expérience que je vous racontais sur l'avis de travail défavorable du médecin conseil alors qu'il était d'accord, cachait une opération de communication et de propagande et de culpabilisation des assurés et des professionnels. Aujourd'hui, le journal "La Tribune" est trop content de faire ses choux gras sur les soi-disant arrêts de travail de courte durée injustifiés révélés par une enquête de la sécu . Le témoignage que j'ai rapporté sur ce patient victime de cette politique sociale sécuritaire montre à quel point les médecins conseil ont reçu ordre, avec des lettres type qu'ils ne pouvaient quasiment pas modifier, de fournir des données bidonnées pour que les responsables de sécu continuent à culpabiliser et à désinformer. Ceux qui visionneront ce mardi 9 juin 2009 les Médicamenteurs sur France 5 à 20 h 35 ou sa rediffusion dimanche 21 juin à 21 h 30 sur la même chaîne comprendront où se trouve le vraie défic

Aphorismes covidiens (2)

13 avril 25 On doit garder en mémoire que l'ensemble des administrations et bureaucraties sanitaires actuelles (ARH en 1996, puis ARS en 2010, direction hospitalière depuis 2005, sécurité sociale façon AXA de van Roekeghem, etc.) n'ont été mises en place, avec les directions appropriées, que pour instaurer et organiser une gestion néolibérale du système de santé : productivité, rationnement, ouverture au privé, "responsabilisation", culpabilisation et contrôle des usagers et des soignants, etc. Attendre de ces structures, simples effectrices des consignes ultralibérales de l'oligarchie, une action efficace et dans l'intérêt général pour la gestion d'une telle pandémie relève de la pure naïveté, pour rester dans l'euphémisme. David Graeber, encore lui, le rappelle et le démontre dans "Bureaucratie" . La bureaucratie soviétique n'était qu'un amusement à coté de la néolibérale. 26 Partout où les pires drames auront pu être év